Bois et Forêts des Tropiques

 

Volume 336 – 2e trimestre – avril 2018 – p. 3-5

ISSN: L-0006-579X

 

Une exploitation durable de la forêt dense africaine est-elle possible ?

 

Alain Karsenty1, 2

 

1 CIRAD

UPR GREEN

Campus international de Baillarguet

34398 Montpellier Cedex 5

France

 

2 GREEN, Univ Montpellier, CIRAD

Montpellier

France

 

 

Auteur correspondant / Corresponding author:

Alain Karsenty

Doi: 10.19182/bft2018.336.a31615

  

 

Droit d’auteur

© 2018, Bois et Forêts des Tropiques

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Citer l’article / Cite the article

Karsenty A., 2018. Is sustainable logging possible in Africa’s dense forest? Bois et Forêts des Tropiques, 336: 3-5. Doi : https://doi.org/10.19182/bft2018.336.a31615

 

Date de soumission : 13 mars 2018 ; Date d’acceptation : 13 mars 2018 ; Date de publication : 1er avril 2018.

 

 

Diagramme montrant le travail d'amélioration dans un peuplement d'Okoumé (hachuré) (20 < Φ < 40 cm) : suppression des arbres indésirables par annélation (lignes pointillées). Figure extraite de l'article (p. 13) : Catinot R., Bossanyi I., 2018. La sylviculture dans la forêt dense africaine Bois et Forêts des Tropiques, n°336.

 

 

ÉDITORIAL

 

René Catinot, qui fut directeur des recherches forestières au CTFT1, Centre Technique Forestier Tropical, et figure historique de la foresterie tropicale française, se posait cette question au début des années 1960. Dès leur arrivée en Afrique Tropicale, nous dit Catinot, « les Forestiers chargés de la gestion de la forêt dense ont cherché à la régénérer »2. Les connaissances forestières de milieux tempérés sont insuffisantes face à des forêts qui comportent 200 à 300 espèces, mais qui contiennent nettement moins de bois qu’une forêt aménagée en zone tempérée. Un débat oppose alors les tenants d’une régénération naturelle à ceux de la régénération artificielle. Le problème de l’exploitation sélective tropicale, particulièrement en Afrique, est le faible taux de prélèvement qui limite l’arrivée de lumière au sol et empêche la germination nécessaire au renouvellement des espèces les plus appréciées commercialement, lesquelles sont souvent à tendance héliophile. Catinot est affirmatif « il ne faut pas compter sur la Nature seule pour la régénérer »3. Les techniques sylvicoles s’emploient, dès lors, à favoriser ces espèces commerciales, soit en « stimulant la croissance des plants préexistants » (sylviculture utilisant la régénération naturelle), soit en « transplantant dans les forêts épuisées par l’exploitation des plants d’essences nobles préalablement produits en pépinière » (régénération artificielle). Le langage sur la « noblesse » des essences trahit les conceptions de l’époque. Le terme de « diversité biologique » n’apparaitra qu’en 1968 et il faudra encore quelques années pour comprendre que la biodiversité ne se limite pas à la somme des espèces, mais représente l'ensemble des interactions entre les êtres vivants. Que nous dit Catinot, qui exprime bien la pensée des forestiers tropicaux de l’époque ? La sylviculture utilisant la régénération naturelle, « c’est avant tout une destruction lente et prudente du couvert » en utilisant délianage, dégagement et empoisonnement des « espèces gênantes ». Quant à la régénération artificielle, « il faut bien détruire la forêt préexistante pour donner aux plants la lumière indispensable à leur croissance »4. Ce langage serait inaudible aujourd’hui, à l’heure où l’on cherche à promouvoir « l’exploitation à faible impact » et où la certification Forest Stewardship Council « de bonne gestion forestière » (FSC) s’interroge sur la compatibilité de l’exploitation, même à faible impact, avec le maintien de « paysages forestiers intacts ».

Si l’attitude vis-à-vis de la diversité des espèces a profondément changé, les problèmes que Catinot soulève restent d’une actualité saisissante, notamment à la lumière des difficultés éprouvées par de grandes entreprises forestières en Afrique centrale du fait de la rareté croissante des principales essences commerciales dans les forêts exploitées. Catinot nous apprend que les Forestiers français arrivés en Côte d’Ivoire entre 1924 et 1930 essayèrent puis abandonnèrent la régénération naturelle,  « estimant que toutes les conditions locales naturelles et économiques s’y opposaient : l’absence de marché local des bois conduisait à ne couper que quelques ‘‘belles espèces’’ destinées à l’exportation, elles-mêmes très peu abondantes en forêt, de sorte que l’exploitation entraînait une sélection à rebours supprimant les semenciers d’espèces intéressantes, et laissant sur pied les essences sans valeur, ne permettant que la coupe de 2 à 3 arbres/ha elle entrainait une mise en lumière insuffisante »5. Cette description s’applique très largement à l’Afrique d’aujourd’hui, la principale différence étant que le marché local existe bel et bien, mais qu’il est approvisionné par des exploitants artisanaux, recherchant les mêmes « belles espèces » que les industriels, mais capables, du fait de leur « informalité », de les proposer à des prix abordables aux consommateurs désargentés. La régénération artificielle des forêts naturelles étant très onéreuse, du fait des surfaces immenses des concessions, c’est une sylviculture de régénération naturelle cherchant à minimiser les dégâts sur le peuplement restant, qui a été adoptée dans le cadre des plans d’aménagement qui se sont développés à partir des années 1990. Mais, il s’est passé ce que Catinot redoutait : des ouvertures insuffisantes pour une mise en lumière nécessaire à la régénération des essences commerciales à tendance héliophile et une raréfaction des spécimens les plus intéressants commercialement, du fait du prélèvement des meilleurs semenciers.

Si l’Afrique de l’Ouest a perdu la plupart de ses grands massifs, la crise actuelle de certaines grandes entreprises forestières européennes en Afrique centrale constitue le révélateur d’une situation qui fait resurgir des doutes sur la possibilité d’une exploitation durable fondée sur une sylviculture de régénération naturelle6. Début 2018, la branche Afrique du Groupe Rougier a annoncé son dépôt de bilan. Au-delà des problèmes conjoncturels (engorgement du port de Douala, retard de remboursements de TVA dus aux exportateurs, etc.), on sent venir la fin d’un cycle économique assez vertueux. Celui-ci a été ouvert par les premiers plans d’aménagement forestiers dans les années 1990, et s’est prolongé par l’essor de la certification de « bonne gestion forestière » (avec le FSC) une quinzaine d’années plus tard. On avait alors pensé qu’une exploitation forestière durable de la forêt naturelle, conciliant profitabilité économique, dimension écologique et progrès social, avait démontré sa faisabilité en Afrique centrale, malgré les problèmes notoires de gouvernance dans cette région.

Cependant, la profitabilité de l’exploitation des forêts naturelles repose, jusqu’à maintenant, sur le prélèvement d’une poignée d’espèces bien connues des consommateurs de bois. Au Gabon, c’est l’okoumé (Aucoumea klaineana) ; au Cameroun, l’ayous (Triplochiton scleroxylon), le sapelli (Entandrophragma cylindricum) et l’azobé (Lophira alata) ; au Congo, le sapelli au Nord et l’okoumé au Sud ; en RCA, le sapelli ; et en RDC, ce sont quelques essences précieuses comme le wengé (Millettia laurentii) ou l’afrormosia (Pericopsis elata) qui permettent de rentabiliser les opérations. Mais la concentration des récoltes sur cette poignée d’essences conduit progressivement à un épuisement du « gisement » au fur et à mesure que les forêts sont mises en exploitation de manière systématique. Cet épuisement ne signifie pas, en principe, que ces espèces deviennent menacées de disparition. Le problème est plutôt économique : les volumes restant au deuxième passage d’exploitation (légalement, 25 à 30 ans entre deux passages) ne suffisent généralement plus pour soutenir une activité industrielle et répondre à la demande des marchés. Le cas de la société Rougier est emblématique à cet égard : son rachat, en 2015, d’une concession en RCA répondait à la volonté d’approvisionner la principale usine du groupe au Cameroun, peu éloignée de la frontière centrafricaine. C’était une conséquence directe de la baisse des volumes disponibles de sapelli et d’ayous dans l’Est du Cameroun, région exploitée de manière répétée (par les industriels, mais aussi par les exploitants artisanaux) depuis plusieurs décennies. Au Cameroun, l’abandon de plusieurs concessions par la société Wijma est également lié à la forte baisse du volume d’azobé à la fin du premier passage en exploitation de ces permis.

S’il reste encore de nombreux sapelli dans les concessions du nord Congo ou d’okoumé dans celles du Gabon, les opérateurs pressentent qu’ils arrivent à la fin d’un cycle, et que la « rente de forêt primaire », ce volume exceptionnel obtenu lors des premiers passages en coupe dans les forêts anciennes, achève progressivement de se dissiper. Certes, il y a de nombreuses autres espèces exploitées ou potentiellement exploitables dans ces forêts. Mais, soit elles ne sont pas suffisamment abondantes pour remplacer les essences traditionnelles, soit leur prix de vente est insuffisant au regard des coûts d’exploitation, de transport, et éventuellement de transformation.

La plantation d’espèces de bois d’œuvre constituerait la réponse logique à cet épuisement des « gisements » traditionnels en forêt naturelle. Mais on sait que, sans puissantes incitations économiques ou directives autoritaires d’une administration clairvoyante, les opérateurs économiques n’investiront pas dans de coûteuses plantations qui n’entreront en production que dans trois décennies. En outre, la sylviculture des essences les plus intéressantes économiquement n’est pas toujours bien maîtrisée. Et la qualité n’est pas toujours au rendez-vous : les okoumés plantés, par exemple, n’offrent pas la même qualité de bois que les okoumés sauvages. Reste enfin la question des droits de propriété : qui possèdera, dans une trentaine d’années, les droits sur des arbres plantés au sein des concessions par des opérateurs qui ne seront sans doute plus en activité ?

Est-ce à dire que la réalisation de la prédiction de Catinot condamne toute perspective de mise en valeur forestière durable fondée sur la sylviculture de régénération naturelle et que le coût des plantations d’essences de bois d’œuvre à croissance lente (et les problèmes de propriété) rend caduque l’idée d’une foresterie valorisant la diversité des espèces présentes dans les forêts africaines ?

Tentons d’apporter une réponse nuancée à cette question dérangeante.

Les opérateurs « historiques » payent aussi des investissements insuffisants dans l’innovation technique et le marketing. Contrairement à une idée reçue, la majorité du bois africain aujourd’hui exportée est transformée localement. Si certaines entreprises, notamment italiennes, ont su se différencier en proposant des produits sophistiqués et attractifs, la plupart des transformateurs restent concentrés sur des « commodités », c’est-à-dire des sciages de taille standard, des bois déroulés pour les placages ou du contreplaqué. Vendre des commodités, c’est se condamner à rester « preneur de prix », à dépendre des cours internationaux des bois et des préférences changeantes des acheteurs. Et ces derniers se tournent volontiers vers les bois asiatiques, voire les bois tempérés ou boréaux, quand les prix des bois africains grimpent exagérément à leurs yeux.

Fabriquer des produits finis, valoriser intelligemment les sous-produits du bois, trouver des utilisations appropriées aux espèces abondantes mais faiblement rémunératrices (en les plaçant, par exemple, au cœur des contreplaqués, comme les industriels d’Asie le font avec du bois de peuplier enserré dans des feuilles de placage d’essences « nobles ») constituent des voies possibles pour retrouver la valeur ajoutée qui tend à se dissiper avec la raréfaction des essences traditionnelles qui ont permis l’essor de l’industrie africaine du bois. Optimiser la chaîne de valeur cela peut signifier également valoriser les déchets de bois à travers des processus de cogénération, dès lors que le contexte s’y prête et que la production de bois mensuelle est suffisamment élevée pour rentabiliser l’opération. S’il ne faut pas sous-estimer les difficultés de telles évolutions dans des pays où les infrastructures sont défaillantes, où le personnel qualifié manque cruellement à l’appel et où les surcoûts sont légion, il reste que certaines des entreprises européennes aujourd’hui en difficulté n’ont sans doute pas su investir de manière avisée les bénéfices confortables qu’elles ont réalisés lors de périodes plus fastes. Toutes les entreprises forestières européennes en Afrique centrale ne sont d’ailleurs pas affectées par des difficultés de l’ampleur de celles du groupe Rougier. Plusieurs sociétés au Gabon, Cameroun et Congo, toutes certifiées FSC, semblent tirer leur épingle du jeu, bien qu’elles soient confrontées également à un même et difficile contexte économique et politique.

Une partie de la réponse est également entre les mains des États. Améliorer les infrastructures, réduire les tracasseries administratives et la parafiscalité, c’est réduire les coûts et donc permettre d’accroître la valeur du bois sur pied, rendant profitable l’utilisation d’un certain nombre d’essences de moindre valeur commerciale aujourd’hui laissées en forêt. La question des droits de propriété reste un problème majeur pour planter des arbres, que ce soit dans les forêts (enrichissement) ou en dehors de celles-ci. Progressivement, les législations évoluent et, comme en Côte d’Ivoire, abandonnent le principe systématique de la propriété étatique de l’arbre en forêt naturelle. Reste à sécuriser les droits des différents acteurs, même (et surtout) s’ils utilisent les mêmes espaces. La durabilité est aussi affaire de gouvernance.

 

 

1 Centre Technique Forestier Tropical. Le C.T.F.T. a été incorporé dans le CIRAD comme département Forêt lors de sa création en 1984.

2 In p. 9 de l’article: Catinot R., Bossanyi I., 2018. Silviculture in African dense forest. Bois et Forêts des tropiques, 336: 7-18.

3 Ibidem.          

4 Idem, p. 10.

5 Idem, p. 11.

6 Pour plus de détails sur cette situation, voir : Karsenty A., 2018. La crise de la filière européenne du bois tropical en Afrique centrale. Wilagri, 9 p. www.willagri.com/2018/06/28/la-crise-de-la-filiere-europeenne-du-bois-tropical-en-afrique-centrale/

 

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