Bois et forêts des tropiques

 

Volume 334 – 4e trimestre – décembre 2017 – p. 3-4

ISSN: L-0006-579X

 

Les concessions d’exploitation forestière menacent-elles les tourbières en République démocratique du Congo ?

 

Signataires

Gourlet-Fleury S. (Cirad), Gazull L. (Cirad), Bigombe Logo P. (Université de Yaoundé II et Fondation Paul Ango Ela), Billand A. (Cirad), Bolaluembe P.-C. (Université de Kinshasa), Boyemba F. (Université de Kisangani), Dessard H. (Cirad), Doucet J.-L. (Université de Liège), Doumenge C. (Cirad), Dubiez E. (Cirad), Durrieu de Madron L. (expert indépendant), Feintrenie L. (Cirad), Fomete T. (Rainbow Consulting), Garcia C. (Cirad), Gillet J.-F. (Université de Liège), Hérault B. (Cirad), Karsenty A. (Cirad), Menga P. (Université de Kisangani), Ngoya Kessy A. M. (Université Marien Ngouabi), Pietsch S. (IIASA), Putz J. (Université de Floride), Rossi V. (Cirad), Sayer J. (Université James Cook), Sist P. (Cirad), Zongang Ngongang A. A. (Université du Maine).

 

Traduction : P. Biggins (Cirad).

 

 

Doi: 10.19182/bft2017.334.a31485

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Attribution - Pas de Modification 4.0 International.

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Citer l’article / Cite the article

Gourlet-Fleury S., et al., 2017. Les concessions d’exploitation forestière menacent-elles les tourbières en République démocratique du Congo ? Bois et Forêts des Tropiques, 334 : 3-4. doi: https://doi.org/10.19182/bft2017.334.a31485

 

N. D. L. R. :

Pour ce numéro, Bois et Forêts des Tropiques a ouvert la page de son éditorial à l’expression d’une opinion. Les opinions émises par les auteurs n’engagent pas la responsabilité de l’équipe éditoriale du journal.

 

 

Forêt marécageuse, parc national de l’Ivindo (Gabon).

Swamp forest, Ivindo National Park (Gabon).

Photo C. Doumenge.

 

 

Dans une lettre cosignée par 30 chercheurs et publiquement adressée au ministère norvégien du Climat et de l’Environnement, le Pr Simon Lewis (University of Leeds) et ses collègues dénoncent l’impact potentiellement négatif de l’exploitation forestière sur les vastes marécages de la cuvette congolaise, abritant en partie des tourbières. Cette lettre demande à la Norvège de refuser le financement du programme de gestion durable des forêts de République démocratique du Congo (RDC) soumis en 2017 par l’Agence française de développement (AFD). Ce programme vise à relancer l’activité forestière légale, en net déclin dans le pays, et à soutenir une meilleure gestion des ressources forestières en appuyant les administrations forestières nationales et provinciales et en améliorant la gouvernance. En RDC comme en République du Congo, la loi autorise l’inclusion de ces zones marécageuses dans les concessions attribuées aux compagnies forestières. Si cela est très rare en République du Congo, en RDC environ 4,5 millions d’hectares, soit 26 % des zones marécageuses du pays, sont entièrement ou partiellement couverts par une trentaine de concessions. Le reproche adressé en particulier à l’AFD est de ne pas avoir considéré les dégâts potentiels que l’exploitation des forêts dans ces concessions pourrait provoquer sur les tourbières. Il est justifié par une référence explicite aux dégâts causés par ce type d’exploitation sur les tourbières d’Indonésie.

En tant que scientifiques nous reconnaissons la qualité du travail du Pr Lewis et de ses collègues et nous sommes conscients de la nécessité de protéger les tourbières d’Afrique centrale. En revanche, nous discutons, sur le fond et sur la forme, la méthode utilisée par ces chercheurs pour y parvenir.

 

Protéger les tourbières a du sens, dans un contexte de changement climatique

Le bassin du Congo renferme l’une des plus vastes étendues de zones marécageuses de la planète. Ces zones marécageuses, inondées en permanence ou périodiquement, et en bonne partie couvertes par des forêts, s’étendent sur environ 26 millions d’hectares, cartographiés en 2014 par Betbeder et ses collègues. Un article paru dans la revue Nature (Dargie et al., 2017) vient de confirmer l’existence de tourbières sous 14,5 millions d’hectares, estimés comme inondés en permanence.

Il est admis par tous que les tourbières stockent une très grande quantité de carbone dans leur sol. La dégradation de ces tourbières, sous l’effet conjugué de la déforestation et du drainage qui les assèche, entraîne des émissions massives de gaz carbonique dans l’atmosphère. Cet assèchement augmente par ailleurs considérablement les risques d’incendie, autre facteur d’émission de gaz carbonique. Assèchement et incendie sont renforcés par le changement climatique qui, en Afrique centrale, risque de provoquer une augmentation de la durée des saisons sèches et une hausse de la température. Éviter les activités qui présenteraient un risque d’assèchement de ces tourbières est donc stratégique.

 

L’exploitation forestière peut représenter un risque pour les tourbières

Le risque que fait courir l’exploitation légale dans les forêts couvrant en partie des zones marécageuses n’est pas le prélèvement des arbres en lui-même (en moyenne un arbre par hectare) mais le tracé des pistes permettant d’y accéder. Le réseau de pistes peut empiéter sur les marécages : il faut les traverser pour accéder aux zones exploitables de terre ferme. Traverser les marécages nécessite une ouverture de la forêt, entraîne le tassement de la tourbe, ce qui demande l’apport de grandes quantités de terre et de sable, et provoque une perturbation du réseau naturel d’écoulement de l’eau. Par ailleurs, lorsque l’accès aux pistes n’est pas bien contrôlé, d’autres activités peuvent se développer au sein des concessions, comme l’agriculture sur brûlis et l’exploitation illégale de bois d’œuvre, augmentant les risques de dégradation.

Ce risque est renforcé par le manque de respect de la loi par les exploitants forestiers. En particulier, certaines espèces de valeur recherchées poussent dans les zones périodiquement inondées et sont exploitées, et les autorisations annuelles de coupe de bois à prélever ne sont pas toujours suivies.

Cependant, faire l’hypothèse que l’exploitation dans les concessions forestières de RDC peut conduire à l’assèchement des tourbières comme cela s’est produit en Indonésie est peu vraisemblable dans le contexte de ce pays.

 

La situation de la RDC n’est pas celle de l’Indonésie

En Indonésie, la dégradation des tourbières a surtout été provoquée par leur conversion en terres agricoles et par la mise en place de grandes plantations pour l’industrie papetière, parfois après exploitation des forêts naturelles. Ces conversions, encouragées par l’État indonésien dans le cadre de sa politique de colonisation agricole, ont nécessité de lourds travaux de drainage et d’aménagement hydraulique pour rendre ces zones exploitables par les populations humaines. Les échecs ont été nombreux et le désastre écologique patent dans beaucoup d’endroits. L’exploitation forestière elle-même a rarement nécessité le drainage des tourbières, sauf près des rivières et dans certaines zones côtières où des canaux ont pu être tracés pour évacuer les grumes.

En RDC, les zones marécageuses de la cuvette congolaise ne font pas l’objet d’un plan de colonisation agricole, notamment pour des cultures de rente pratiquées à l’échelle industrielle, et ne présentent pas de front pionnier agricole spontané. En effet, la RDC (comme la République du Congo) dispose encore de réserves foncières importantes sur des sols bien plus propices à l’agriculture.

L’exploitation au sein des concessions forestières doit se faire dans le cadre de plans d’aménagement aujourd’hui déjà validés dans une dizaine d’entre elles par l’État congolais. Même si parfois insuffisamment suivis, ces plans visent à garantir un impact limité sur la forêt et le respect des zones marécageuses. Conformément à une obligation légale inscrite dans la plupart des codes forestiers d’Afrique centrale, les marécages sont intégrés dans une zone protégée de la concession, appelée « la série de protection ». C’est le cas en RDC, dans le texte réglementaire en vigueur depuis 2007 et en cours de révision.

Si les situations diffèrent entre ces deux pays, l’exploitation dans les concessions en grande partie couvertes par des marécages, encore très peu pratiquée aujourd’hui, reste une opération à risque qui suppose le strict respect des règles d’aménagement.

 

S’adresser au partenariat que représente l’Initiative pour les forêts d’Afrique centrale (CAFI) nous paraît la démarche la plus constructive

L’Initiative pour les forêts d’Afrique centrale (CAFI) est un partenariat collaboratif unique qui s’est mis en place en 2015 entre plusieurs pays et plusieurs bailleurs de fonds dont la Norvège, qui en assure actuellement la présidence. Ce partenariat a pour objectif de décider et de coordonner l’allocation de ressourcessoutenant desactionsqui limitent la déforestation et la dégradation des forêts. S’adresser au secrétariat du CAFI aurait été plus approprié que s’adresser au ministre norvégien du Climat et de l’Environnement, sans référence au CAFI.

Par ailleurs, ces structures n’ont ni le pouvoir ni la légitimité de décider des politiques de gestion ou de protection des forêts en Afrique centrale. Ces dernières sont avant tout du ressort des États africains eux-mêmes. Dans ce domaine, l’État congolais a déjà montré que les zones marécageuses représentaient une de ses priorités environnementales en définissant des normes de gestion et d’exploitation garantissant leur respect. Un « Observateur indépendant », institution congolaise dont le rôle est de contribuer à l’application des lois et des principes de bonne gouvernance dans les activités forestières, a été mis en place. Enfin, dernièrement, s’appuyant sur l’article de Dargie et ses coauteurs (2017), une « Unité de gestion des tourbières » visant à mieux définir les zones de tourbières, à les suivre et à en contrôler les usages a été créée.

Toutes ces actions doivent être prises en compte, encouragées et accompagnées dans les projets financés par le fonds CAFI. Le projet de l’AFD devrait intégrer, dans ses activités, des études d’impact spécifiques ex ante et ex post rigoureuses dans les concessions déjà aménagées et contenant des marécages. Ces études devraient se concentrer, en particulier, sur l’impact des pistes reliant les terres fermes sur le fonctionnement des peuplements forestiers présents dans ces marécages. Le projet devrait également lancer une concertation approfondie, basée sur ces études d’impact et l’avis de scientifiques, pour qu’une décision mûrement réfléchie soit prise dans le plan d’affectation des terres boisées de la RDC qui a été lancé récemment. Il reviendra à ce plan de déterminer quels espaces de la cuvette congolaise doivent être préservés de toute exploitation forestière, du développement de plantations agro-industrielles et d’activités extractives. Des analyses prospectives devront être menées pour évaluer l’efficacité sur le long terme des différentes alternatives offertes au gouvernement et aux populations congolaises pour préserver ces zones humides et limiter l’impact sur le climat.

Les références scientifiques manquent dans cette région du monde et en particulier dans la cuvette congolaise. La nature des tourbières, leur localisation, les dynamiques naturelles et anthropiques, les normes et les actions permettant de limiter les impacts humains y sont encore très mal connues. La communauté scientifique souhaite faire progresser ces connaissances et aider l’État congolais à mieux gérer sa ressource forestière dans un objectif de développement durable et de préservation de ses écosystèmes. Bloquer des projets, comme celui proposé par l’AFD, plutôt qu’entamer des discussions avec ceux qui les proposent pour en améliorer le contenu, revient à priver les acteurs régionaux du soutien dont ils ont besoin pour choisir et maîtriser le devenir de ces écosystèmes d’importance locale et globale.

Nous sommes en accord avec la nécessité de préserver les tourbières, et les zones marécageuses en général, de toute activité économique qui entraînerait des dégâts écologiques susceptibles de contribuer au changement climatique. Mais nous pensons que notre rôle de scientifiques est avant tout d’éclairer et d’accompagner la collaboration entre les États, les collectivités et communautés locales, les bailleurs de fonds, les ONG et les sociétés forestières pour orienter une gestion concertée des territoires.

 

Références bibliographiques

 

Betbeder J., Gond V., Frappart F., et al., 2014. Mapping of Central Africa Forested Wetlands Using Remote Sensing. IEEE Journal of Selected Topics in Applied Earth Observations and Remote Sensing, 7 (2): 531-542.

Dargie G. C., Lewis S. L., Lawson I. T., et al., 2017. Age, extent and carbon storage of the central Congo Basin peatland complex. Nature, 542 (7639): 86-90.Belem B., 2009. Ethnobotanique et conservation de Bombax costatum Pel. & Vuil. (faux kapokier) dans les systèmes de production agricoles du plateau central, Burkina Faso. Thèse de doctorat, Université de Ouagadougou, Burkina Faso, 189 p.

 

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